Durée : 15 mn
Chaque
fois, la pensée et l’action de Léon Bourgeois convergent autour
de l’idée de solidarité. Au point qu’il en fera une doctrine,
un travail théorique, juridique, philosophique et politique, qui
justifiera toute son action d’homme politique. Ce sera même la
doctrine des radicaux, le
solidarisme,
qu’il détaillera dans son livre « Solidarité
»,
publié en 1896. Pour Léon Bourgeois, l'un des fondateurs du Parti
radical en juin 1901, «instruction»,
«laïcité» et «justice sociale» doivent devenir des réalités
vivantes.
Docteur
en droit, avocat, préfet, puis préfet de police de Paris, il entre
ensuite en politique pour devenir député. Plusieurs fois ministre (
de la Justice, de l’Intérieur, de l’Instruction Publique, des
Affaires Étrangères, du Travail et de la Prévoyance Sociale ), il
aura également l’occasion de devenir président du Conseil,
président du Sénat, président de la Chambre des députés ou
encore président de la Société des Nations.
En
tant que président du Conseil, du 1er novembre 1895 au 22 avril
1896, son gouvernement sera le premier à n’être composé que de
radicaux, dont,
notamment, Émile Combes qui est Ministre de l'Instruction Publique,
des Beaux-Arts et des Cultes.
La
droite s’oppose à l'organisation des retraites ouvrières, à son
projet d'impôt général sur le revenu, considéré alors comme une
« inquisition fiscale », ainsi qu’à un projet de loi sur les
associations. Il fit cependant voter une loi “reconnaissant
à
tout
français ne bénéficiant pas de ressources financières la
possibilité de recevoir gratuitement une assistance médicale, chez
lui ou à l’hôpital »,
une loi instituant un dédommagement pour les ouvriers victimes
d’accident du fait des machines, ancêtre de l’accident du
travail et il sera finalement à l’origine de la première loi sur
les retraites de 1910 en mettant en place la retraite à 65 ans et
les cotisations sociales. Et même si ce n’est pas lui qui fit
voter ces lois, c’est directement grâce à son travail qu’ont pu
voir le jour la loi sur les associations, la progressivité de
l’impôt sur les successions, ou encore l’impôt sur le revenu.
Son
investissement dépassera la politique. Président de la Ligue de
l’enseignement de 1894 à 1898, son combat s’appuie sur le
«devoir social» mais aussi sur le constat scientifique que toutes
les couches de la société sont exposés à des fléaux tels que la
tuberculose. Sa fille en meurt à 24 ans et son épouse à 52 ans. Il
mène ce combat au niveau mondial en présidant l’Association
internationale pour la lutte contre la tuberculose, mais aussi
l’Association internationale pour la lutte contre le chômage. Pour
lui, la solidarité sociale est nécessairement internationale.
Et
c’est ainsi que le 10 mai 1898 s’ouvre la première conférence
internationale de la paix à La Haye, ou Léon Bourgeois se voit
confier la commission d’arbitrage. Considérant que la paix est
reconnue comme la condition d’une vraie solidarité internationale,
il
va s’attacher à garantir la paix, par le règne du droit.
Son
constat est simple, une délibération générale de l’ensemble des
nations est porteuse de compromis plus amples et plus durables que la
négociation d’état à état. Ceux ci peuvent obtenir la garantie
supérieur de «l’entente universelle» selon lui.
Ainsi,
dès 1899, et pour la première fois dans l’Histoire, 24 nations
décident ensemble, de la limitation des armements, et des moyens de
prévention de la guerre ou de la résolution pacifique des conflits,
et aboutissent à la création de la Cour d'arbitrage international
de La Haye.
Léon
Bourgeois se fit en France le défenseur des travaux de La Haye, tant
auprès de l’opinion qu’auprès du gouvernement. Contrairement à
une précédente période de sa vie où il avait occupé de
nombreuses fonctions ministérielles et gouvernementales, Léon
Bourgeois connut après la première conférence de La Haye une
activité politique plus modeste et se consacra à la promotion et à
la vulgarisation des idées de La Haye.
Léon
Bourgeois conçoit en 1909, date de la parution de « Pour la Société
des Nations », une extension des conférences de La Haye. Léon
Bourgeois veut une organisation armée face aux incertitudes des
relations internationales, forte d’une juridiction reconnue par les
nations, et pouvant éventuellement prononcer des sanctions à
l’encontre des états rebelles au droit. La guerre de 1914-1918
redonne crédit à cette idée, et le 28 juin 1919 est signé le
pacte intégré au traité de Versailles qui donne naissance à la
Société des Nations et Léon Bourgeois en sera le premier
président. Suprême reconnaissance pour ses convictions et son
inlassable travail en faveur de la paix, Léon Bourgeois reçoit le
Prix Nobel de la Paix en 1920 pour sa contribution à la Société
des Nations.
Léon
Bourgeois ne parviendra pas à imposer pendant la Conférence de la
paix sa vision d’une Société des Nations vigoureuse et armée,
issue de vingt années de réflexion, d’observation et d’action
comme acteur à la fois de la vie nationale et de la conciliation
internationale. Il a tenté de marier dans ce nouveau concept la
promotion de la solidarité internationale et les impératifs de la
sécurité collective. Plus de vingt-cinq ans plus tard, la Charte
des Nations-Unies répondra à ses attentes.
«Pas
d’harmonie sans l’ordre, pas d’ordre sans la paix, pas de paix
sans liberté, pas de liberté sans la justice»,
disait-il dans «Pour la société des Nations» en 1909.
Le
solidarisme
Le
solidarisme de Léon Bourgeois, tel qu’il a été pensé dès la
fin du XIXe siècle, était fondé sur l’idée que la justice
sociale ne peut exister entre les individus que s’ils deviennent
des associés solidaires en neutralisant ensemble les risques
auxquels ils sont confrontés. Cette doctrine peut être considérée
comme le
soubassement éthique de notre contrat social.
Celui-ci
a été défini de façon institutionnelle dans les années 30 et à
la Libération, dans le cadre d’une conception nationale de l’État
social. La France est une République indivisible, laïque,
démocratique et sociale selon la constitution du 4 octobre 1958 en
vigueur.
Le
solidarisme s’inspire des théories de Charles Gide ou de Émile
Durkheim (qui sont à l’origine de l’Économie Sociale et
Solidaire), ou même de l’évolution rationaliste de la pensée
scientifique, en contradiction notamment avec le darwinisme social
sur lequel se fondent les libéraux pour justifier la concurrence, et
la non intervention de l’État dans les domaines économique et
social (l’État devant se contenter d’assurer l’ordre). Léon
Bourgeois s'appuie notamment sur les sciences naturelles dont les
conclusions ne sont pas celles de la lutte pour l’existence, mais
plutôt d’une
solidarité des êtres, car nous sommes des individus
interdépendants.
Bourgeois
défend l’idée d’une dette
sociale
contractée
par l’être humain à sa naissance à l’égard de l’association
humaine. Ainsi, à peine nés, nous serions selon lui débiteurs
de toute l’association humaine. A peine nés, nous prenons part
sans le savoir, à l’immense capital accumulé par nos ancêtres et
toute l’humanité. Le moindre besoin de l’enfant le prouve. Sa
naissance implique la formation du personnel médical, et donc de
tout le savoir acquis jusqu’ici en la matière, mais également le
savoir des ouvriers qui ont construit l’hôpital ou qui ont
construit les universités où est formé le personnel médical. Sa
nourriture est le produit d’une très longue culture, combinant
l’agronomie, la formation des agriculteurs ou celle des ingénieurs
qui ont conçu les machines agricoles. Son langage intègre les
acquis d’innombrables générations et dès qu’il étudie, le
moindre livre que lui offre l’école résulte d’une somme
incalculable de travail et d’inventions. Plus il avance dans la
vie, plus sa dette augmente, car le profit qu’il tire de
l’outillage matériel et intellectuel qui l’entoure résulte
d’une création de l’humanité passé.
Comment,
dès lors, nous acquitter de notre dette vis-à-vis de nos ancêtres
qui ont disparu ? La réponse est que l’humanité n’a pas
accumulé son trésor intellectuel et matériel pour une génération
ou un groupe singulier. Nos ancêtres morts ont légué leur héritage
à toute l’humanité par-delà les époques. En héritant de ce
patrimoine, nous avons reçu la charge de nous acquitter de notre
dette envers les générations futures. C’est
un legs de tout le passé à tout l’avenir.
Chaque
génération n’est que l'usufruitière de ce legs, qu’elle doit
conserver et restituer aux vivants à venir. Encore
qu’il ne s’agit pas seulement de conserver cet héritage, il faut
l'accroître,
comme
chaque génération successive l’a fait. Nous touchons ici selon
Léon Bourgeois à la «loi
de l’accroissement continu du bien commun de l’association».
Ainsi, selon le solidarisme, nous devons rembourser une dette que nous avons contractée à la naissance, et cette dette est représentée par l’héritage intellectuel et matériel de l’humanité. Nous devons rembourser cette dette par notre travail au sein de la société humaine. Mais par notre travail, nous participons de cet héritage.
Ainsi, selon le solidarisme, nous devons rembourser une dette que nous avons contractée à la naissance, et cette dette est représentée par l’héritage intellectuel et matériel de l’humanité. Nous devons rembourser cette dette par notre travail au sein de la société humaine. Mais par notre travail, nous participons de cet héritage.
Nous devons rembourser par notre travail au sein de la société humaine la dette sociale contractée. Mais notre dette augmente à mesure que nous vivons. Nous continuons à tirer des bénéfices des progrès de l’humanité tout au long de notre vie. Mais tous ne sont pas égaux devant cette dette.
Certains
bénéficient davantage que d’autres de ce que la société a
accumulé. Au regard du profit tiré de la société et ce qu’ils
lui apportent en retour, les individus ne sont pas égaux dans ce
contrat social.
Il
faut donc l’action correctrice de l’État.
C’est
à lui de rétablir la charge de la nation entre tous selon une
progression en fonction des bénéfices que chacun tire de la
société. La justice sociale passe par le remboursement d’une
dette, une dette face à laquelle nous ne sommes pas tous égaux, et
dont nous devons nous acquitter en fonction de ce que la société
nous a apporté. Pour citer Karl Marx à ce propos, “De
chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins”.
C’est
ainsi, que dans la théorie de Léon Bourgeois, «le
possédant est le débiteur des non-possédants»
et
les obligations des privilégiés seront plus lourdes que celles des
autres. Payer l’impôt n’est plus un châtiment infligé par un
État tyrannique, mais un devoir librement consenti, une manière de
s’acquitter de sa dette envers la société, selon une règle de
justice collectivement admise. C’est ce que Bourgeois appelle le
“quasi contrat social”.
Goethe
disait : « Le
plus grand génie ne fait rien de bon s’il ne vit que sur son
propre fond. Chacun des mes écrits m’a été suggéré par des
milliers de personnes, des milliers d’objets différents, le
savant, l’ignorant, le sage et le fou, l’enfant et le vieillard
ont collaboré à mon œuvre. Mon travail ne fait que combiner des
éléments multiples qui sont tous tirés de la réalité. C’est
cet ensemble qui porte le nom de Goethe.
»
Ce
qui auparavant s'apparentait pour les libéraux à d’odieuses
interférences de la puissance publique dans la vie des individus (la
réglementation du travail, l’impôt progressif, l’obligation de
cotisation sociale…) est en réalité la condition même de la
liberté individuelle, rendue possible par la réciprocité des
échanges et des services entre les membres du corps social. Pour
Bourgeois, il n’y a pas de propriété qui soit individuelle
:
toute activité et toute propriété ont en partie une origine
sociale, de telle sorte que les prélèvements fiscaux et sociaux
effectués par la collectivité sur les revenus et les patrimoines de
ses membres sont de justes rétributions des services offerts par la
société, plutôt que des odieuses ponctions exercées sur le
travail d’individus méritants. L’État
devient alors le bras exécuteur de la solidarité afin que chacun
prenne équitablement selon Léon Bourgeois « sa part des charges et
des bénéfices, des profits et des pertes »
Cette
conception fut à l’origine des réformes défendues par Léon
Bourgeois, qui aboutirent notamment à l’introduction de la
progressivité dans les droits de succession en 1901, la création
des retraites ouvrières et paysannes en 1910, et à la création de
l’impôt progressif sur le revenu en 1914.
(Buste de Léon Bourgeois, musée de la franc-maçonnerie, rue Cadet, Paris) |
Mais
nous devons voir l’action de Léon Bourgeois au-delà des réformes
qu’il a défendues lui même. Sa solidarité toute entière est
présente dans la création de l’arrêt maladie en 1928, de la
sécurité sociale en 1945, du salaire minimum en 1950, du minimum
vieillesse en 1956, de l’assurance chômage en 1958, de
l’Allocation Adulte Handicapé en 1975, de la création de l’impôt
de Solidarité sur la Fortune afin de financer le Revenu Minimum
d’Insertion en 1988 ou encore de la Couverture Maladie Universelle
en 1999. Toutes ces réformes sont aujourd’hui la clef de voûte de
la solidarité républicaine. Comme disait Léon Bourgeois, « il
n’est pas possible qu’un être humain meure de froid ou de faim
dans un État qui se dit civilisé. Il y a un minimum d’existence
que l’effort de tous doit assurer à tous. »
Léon
Bourgeois meurt en 1925. Le solidarisme ne sera plus guère évoqué
pendant les IVe et Ve Républiques. Pourtant, la doctrine théorisée
par Léon Bourgeois a su s’installer durablement jusqu’à nos
jours. Au-delà des clivages politiques et au-delà des régimes se
succédant, le solidarisme de Léon Bourgeois a continué
d’influencer le discours républicain, de telle manière que toutes
les réformes sociales dont je viens de vous parler ont été mises
en place aussi bien par la droite que par la gauche. De fait, le
solidarisme s’est joué du temporel et de l’espace en
accompagnant et en dépassant la République jusqu’à nos jours
sans reconnaissance officielle mais, mieux, avec son idéal de
société reconnu. En cela, nous ne pouvons que constater que Léon
Bourgeois a amplement contribué à l’héritage social de
l’humanité
Son
héritage
«
Le
mot de solidarité est partout aujourd’hui. Est-il plein de sens ou
vide de contenu ? Quel est la portée, quelles sont les conséquences
de cette idée ?
»
Ces mots furent prononcées par Léon Bourgeois en 1901, lors de la
fondation du parti radical, mais ils pourraient encore être les
nôtres, un siècle plus tard alors que le Conseil Constitutionnel a
dû censurer le “délit de solidarité” en affirmant que la
Fraternité avait une valeur constitutionnelle.
Le
solidarisme est la voie du milieu entre l'individualisme libéral et
le socialisme collectiviste, la référence cardinale à tout débat
sur la protection sociale et les actions humanitaires. Mais il n'est
pas certain que la solidarité soit encore conçue aujourd’hui
comme un véritable projet politique. Car nous assistons dans notre
pays à une érosion de ce socle historique de la solidarité ! Le
compromis qui visait à faire des individus autre chose qu’une
marchandise échangeable est peu à peu remis en cause. La séparation
entre les populations qui relèvent de l’assurance et celles qui
relèvent de l’assistance est de plus en plus marquée. Les
assurances sociales obligatoires sont moins collectives et moins
généreuses.
Les
notions classiques d’universalité des droits, de prévention et de
redistribution institutionnalisée sont peu à peu remplacées par
des notions de responsabilité individuelle, de ciblage de la
protection sociale et de prise en compte individuelle des besoins. Du
coup, la solidarité est souvent comprise comme une action
minimaliste, réservée à la sphère de l’assistance envers les
plus défavorisés. On en parle uniquement en termes de coût pour la
collectivité. J’en veux pour exemple la langue de bois libérale
qui transforme la solidarité en “assistanat” ou encore de façon
plus concrète, le département de l’Orne, du Vaucluse ou du Haut
Rhin qui veut obliger les allocataires du RSA à faire du bénévolat
en échange de l’allocation.
(Effigie en Bronze de Léon Bourgeois, initiateur des Offices Publics d'habitation à bon marché, Strasbourg.) |
La
solidarité ne sert plus de guide à l'action publique et ne traduit
qu'un vague devoir moral d'entraide, une laïcisation de la charité
pourrait on dire. Alors que l'idéologie néo-libérale triomphe en
économie, avec son apologie de l’effort individuel, de la
méritocratie, de la propriété et sa critique de l’assistanat,
l’air du temps n’est plus à une solidarité de la République et
nous assistons, impuissant, à son délitement. Avec l’auto
entreprenariat par exemple, nous assistons à une sous-traitance du
salariat ou les auto-entrepreneurs perdent les droits aux congés
payés, aux arrêts maladie, aux allocations chomage ou aux accidents
du travail par exemple. Ironie de l’histoire, les auto
entrepreneurs perdent les droits aux réformes défendues par Léon
Bourgeois lui-même.
Certes,
des associations humanitaires à but non lucratif de lutte contre la
pauvreté, d’aides aux migrants ou qui participent à la recherche
médicale, participent au grand œuvre de la solidarité,
mais
nous sommes passé d’une mutualisation, à une sorte de
privatisation de la solidarité, car l’existence même de ces
associations prouve que le système de solidarité étatique est
lacunaire.
Nous
organisons cette solidarité en dehors de l’État parce que l’État
est incapable de faire la justice sociale.
Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.
Bibliographie
-Solidarité
/ Léon Bourgeois, préface de Marie-Claude Blais
-Les
applications de la solidarité sociale / Léon Bourgeois
-Pour
la Société des Nations / Léon Bourgeois
-La
solidarité : histoire d’une idée / Marie-Claude Blais
-Repenser
la solidarité : l’apport des sciences sociales / Serge Paugam
-La
pensée solidariste : aux sources du modèle social républicain /
Serge Audier
-Léon
Bourgeois : Fonder la solidarité / Serge Audier
Absolument merci pour ce travail ! Et je demande : à quand la version vidéo ? :)
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